Histoire

L’histoire de la Gaspésienne numéro 20, et de son premier propriétaire, Thomas Boucher de Newport, nous plonge au cœur de l’essor des coopératives au milieu du 20e siècle. Un vent de modernisation souffle alors sur le secteur des pêches, pendant que l’on cherche à se défaire de l’emprise de la compagnie Robin. Propriété du Musée de la Gaspésie, ce magnifique bateau sera au centre d’un projet de mise en valeur faisant appel aux dernières technologies numériques.

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La Gaspésienne no. 20, 2015. Photo: Jeannot Bourdages.

Profession, pêcheur de morue

Thomas Boucher est né le 26 janvier 1907 à Newport. C’est au quai des îlots qu’il amarre son bateau pour pêcher la morue; une barge à deux mâts, d’une longueur de 28 pieds1. C’est l’embarcation typique des pêcheurs gaspésiens, utilisée ici depuis plus de cent ans. Seul accroc à la tradition, la barge est désormais équipée d’un moteur à essence, souvent de marque « Acadia », que l’oreille reconnaît au son caractéristique « poc-à-poc ».

À l’époque, le havre des Îlots-de-Newport – ou Newport Islands comme disent les Anglais – grouille d’activité. Des dizaines de barges y sont amarrées, collées les unes sur les autres. À proximité, des séries d’étals, appelés « vigneaux », servent à faire sécher la morue selon la méthode séculaire. C’est l’époque où l’on pêche pour les « Robins », comme on dit familièrement. La Robin, Jones and Whitman possède d’ailleurs un magasin général à quelques pas du quai. Les pêcheurs y apportent leur morue et reçoivent des marchandises en échange : nourriture, vêtements, outils, ameublement, médicaments… toutes des marchandises rapportées de Québec, de l’Europe, des Antilles ou du Brésil sur les bateaux de la compagnie.

Les employés du magasin général, le plus souvent originaires de l’île de Jersey, ont la réputation d’être durs en affaires. On dit qu’ils offrent des prix très bas pour le poisson… et des prix très élevés pour les marchandises! Ces Jersiais sont ainsi peu appréciés des pêcheurs, dont les conditions de vie sont très modestes. On espère mieux, mais comment faire pour se sortir de la misère?

 

Le pêcheur Thomas Boucher de Newport. – Photographie tirée de l’ouvrage « Newport 1855-2005, Mer monde histoire et patrimoine », p. 44.

Pêcheurs de la Gaspésie, unissez-vous!

Dans les années 1920, un mouvement alternatif est cependant en train d’émerger. Appuyé par le gouvernement et l’église catholique, la coopération vise à réformer le capitalisme. Dans la foulée des caisses populaires et des coopératives agricoles, le mouvement propose notamment la création de coopératives de pêcheurs pour se libérer de l’emprise des compagnies jersiaises dont la Robin, Jones and Whitman est la principale représentante.

Le mouvement trouve un puissant allié en la personne du nouvel évêque de Gaspé, Mgr François-Xavier Ross : « On l’a dit avec beaucoup de vérité, notre siècle sera coopératif ou il sera révolutionnaire2 »! En clair, Mgr Ross estime qu’il faut instaurer d’urgence un nouveau système de partage de la richesse, sinon le monde basculera dans le communisme – une idéologie jugée dangereuse à l’époque au Québec.

Après des débuts timides, le mouvement prend un essor spectaculaire à la fin des années 1930. Newport n’échappe d’ailleurs pas à l’enthousiasme général. L’Association coopérative des pêcheurs de Newport est fondée en 1941. L’objectif premier est de « favoriser les intérêts économiques et sociaux des pêcheurs3 ». Les profits de l’organisation sont ainsi redistribués sous forme de ristourne aux membres. On souhaite également éduquer les pêcheurs, autant au plan des nouvelles techniques de pêche, qu’à celui de la doctrine coopérative.

La ferveur est grande, l’espoir et les attentes aussi. Comme beaucoup d’autres, Thomas Boucher tourne le dos aux « Robin », fait l’acquisition d’une part sociale et devient membre de la coopérative. En 1946, la ristourne atteint 37 290 $!

Howard I. Chapelle s’est inspiré des barges traditionnelles pour concevoir « La Gaspésienne ». La photographie représente le havre des ilots de Newport vers les années 1940. Photo : Hedley V. Henderson. Musée de la Gaspésie. Fonds Cornélius Brotherton. P141/1/3/12/31.

 

Le vent dans les voiles

Parallèlement aux coopératives, c’est un vaste chantier de modernisation qui se met en place, notamment avec le soutien du gouvernement. Ce sont d’ailleurs des Gaspésiens qui tiennent les rênes du ministère des pêcheries : principalement le Dr. Camille-Eugène Pouliot (1944-1960), mais aussi Gérard D. Lévesque (1960-1962) et Bona Arsenault (1962-1963) 4.

On voit d’abord apparaître des entrepôts frigorifiques ou « frigidaires » pour la conservation du poisson ainsi que des usines de transformation. On souhaite désormais offrir des nouveaux produits : des filets de morue congelés, des bâtonnets de poisson, le tout vendu dans de beaux emballages aux couleurs de la Fédération des Pêcheurs-Unis de Québec5. En 1960, à Newport, on inaugure d’ailleurs une vaste usine permettant de transformer 15 millions de livres de poisson chaque année.

Non loin de là, à Grande-Rivière, les gouvernements mettent en place des institutions permettant de développer et diffuser les connaissances dans le secteur maritime6 : station expérimentale de l’Office canadien des pêches (1936), Station de biologie du Saint-Laurent (1941) et, surtout, l’École d’apprentissage en pêcheries (1948).

Gérard D. Lévesque lors de l’inauguration de l’usine de Pêcheurs-Unis du Québec à Newport. – Charles-Eugène Bernard, ca 1950-1965. Musée de la Gaspésie. P67 Fonds Charles-Eugène Bernard, P67/B/3a/2/84.

 

Une Gaspésienne est née

En 1952, le sous-ministre des pêcheries, le Dr. Arthur Labrie, participe à un congrès de la Food and Agriculture Organization  (FAO) à Miami. Lors de l’événement, il assiste à la conférence de l’architecte naval Howard I. Chapelle, qui parle avec beaucoup d’éloges du Gaspé Boat, soit la barge des pêcheurs de la Gaspésie7.

Howard Irving Chapelle a débuté sa carrière dans des bureaux d’architecture navale, tout en développant un grand intérêt pour l’histoire des embarcations traditionnelles. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, dont American Small Sailing Craft (1951), considéré comme un classique du genre. En 1957, il est nommé conservateur du Musée national d’histoire et de technologie, rattaché au prestigieux Smithsonian.

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Plan original de la Gaspésienne dessiné par Howard Chapelle. Gracieuseté du centre d’archives de la ville de Lévis.

Le Dr. Labrie s’empresse de rencontrer Chapelle pour lui proposer de concevoir un bateau de pêche moderne, s’inspirant des lignes du « Gaspé Boat ». Le contrat est rapidement signé et, quelques mois plus tard, un nouveau type de bateau de pêche voit le jour : la Gaspésienne!

La Gaspésienne est un cordier, c’est-à-dire un bateau utilisé pour la pêche à la palangre – communément appelée trawl. Pointue aux deux bouts, elle a une longueur de 45 pieds, une capacité de 15 tonneaux, deux mâts et trois voiles. Comme autrefois, on peut donc la propulser grâce à la seule force du vent. Elle est aussi pourvue d’équipements plus modernes : moteur diésel (36 CV), sondeuse, treuil mécanique pour remonter les prises, etc. En plus de la cale pour l’entreposage du poisson, on y trouve un poste d’équipage avec des couchettes, un petit poêle au charbon et une cuisinette.

Le département des pêcheries a confié la fabrication du bateau au chantier naval Davie Brothers de Lévis. Le prototype, la première Gaspésienne, est lancé en 1955. En tout, c’est cinquante Gaspésiennes qui verront le jour au Québec8. Chacune d’elle sera numérotée et vendue à des pêcheurs, principalement dans la région gaspésienne et sur la Côte-Nord.

La Gaspésienne no. 20 au chantier naval Davie Brothers à Lévis, 1958. – Actualités marines, avril-juin 1958, p.6.

 

Pêcher à la trawl 

C’est en juin 1958 que Thomas Boucher achète la Gaspésienne no. 20. Pour lui, c’est un véritable « cadeau du ciel » : ce nouveau bateau lui permet d’aller pêcher plus loin, de ramener plus de poisson et d’être plus en sécurité sur l’eau.

Il n’est d’ailleurs pas le premier à posséder une belle Gaspésienne à Newport : à la même époque, Wallace Syvrais (no. 15) et David Blais (no. 19) possèdent aussi la leur. D’autres pêcheurs se sont même pourvus de chalutiers9, par exemple Vital Grenier, propriétaire de l’Isabelle (45 pieds)10. Bref, fini l’époque des vieilles barges! En l’espace de quelques années, la flotte de pêche s’est complètement renouvelée.

À bord de la Gaspésienne no. 20, Thomas est toujours accompagné de son beau-frère, Joseph « Jos » Fullum. Pour pêcher, il se rend notamment sur un site appelé « le canal », au large de Newport; au « plaqué », près de l’île Bonaventure; ou encore sur la pointe de Miscou, du côté du Nouveau-Brunswick. Les voyages durent habituellement deux jours. Plus rarement, il part pour une semaine sur le banc des Orphelins.

La journée de travail débute à la fin de la nuit, vers 3 heures du matin. Thomas et « Jos » commencent par pêcher la « boëtte », c’est-à-dire les appâts servant à attirer les morues : du hareng, du maquereau ou encore du calmar ou squid. Ils se rendent ensuite sur les sites de pêche et se préparent à jeter les lignes à l’eau. Leur palangre est formée d’une ligne principale, de plusieurs petites lignes secondaires munies d’hameçons, et de bouées à chacune des extrémités. En tout, ils peuvent appâter jusqu’à 6 000 hameçons – communément appelés des crocs.

Thomas positionne le bateau de manière à éviter d’emmêler les lignes; selon les courants, les vents et les marées. Sur un rack en bois11, ils prennent chacun des hameçons, les appâtent et les jettent à l’eau. Aux termes de l’exercice, on lance la dernière bouée, alors que la palangre est maintenue sur le fonds marin par des grappins12.

Pêcheur devant un « piano » ou « rack » utilisé pour la pêche à la palangre. – Charles-Eugène Bernard, ca 1950-1965. Musée de la Gaspésie. P67 Fonds Charles-Eugène Bernard, P67/B/2a/4/8.

Attirées par la boëtte, les morues viennent bientôt mordre à l’hameçon. Au départ, son beau-frère Jos est réticent à utiliser le treuil mécanique13 de la Gaspésienne. Il craint d’endommager les lignes, et s’acharne à soulever les lignes à la seule force de ses bras. Cela demande une force quasi surhumaine pour remonter ainsi des centaines de morues. Selon le fils de Thomas Boucher, c’était comme essayer de « remonter le fonds de l’eau »!

Avec le temps, Jos apprendra toutefois à utiliser le treuil mécanique pour remonter les prises. Une fois à la surface, Thomas attrape les morues avec une gaffe et les jettent à bord. Toujours vivantes, elles continuent de faire des culbutes sur le pont pendant quelques minutes. La plus grosse morue qu’ils ont attrapée pesait 105 livres; elle était même plus grande que Thomas!

Les morues de la première pêche sont éviscérées directement sur le bateau, alors que celles de la seconde sont conservées telles quelles dans la cale du navire. Après avoir pêché toute la journée, et toute la nuit, Thomas et Jos reviennent vers la terre ferme. Ils déchargent les prises au quai et, s’ils ont le temps, vont faire un tour à la maison.

Vers 19 h, on tend les filets servant à capturer la boëtte du lendemain. On dort un peu et, le lendemain très tôt, on repart! Quand la météo est clémente, Thomas et Jos travaillent six jours en ligne, et prennent une journée de repos, le dimanche. Bref, ce n’est pas de tout repos la vie de pêcheur.

 

Une vie en mer

En 1967, Thomas Boucher vend sa Gaspésienne à son autre beau-frère, Aurèle Fullum. Il continue toutefois à travailler en tant que cuisinier sur un chalutier, et ce, jusqu’au jour où il tombe à l’eau. Il a alors 72 ans. Les autres membres de l’équipage réussissent à le repêcher mais ils l’incitent fortement à prendre sa retraite, chose qu’il accepte à contrecœur. En dépit de la dureté du métier, Thomas Boucher aura passé pratiquement toute sa vie sur l’eau. Il repose au cimetière de Newport, avec une image de sa Gaspésienne sur sa pierre tombale : c’est vous dire l’importance qu’elle aura eu dans sa vie.

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À Newport, plusieurs pêcheurs arborent une image de leur bateau sur leur pierre tombale. Thomas Boucher n’y fait pas exception, avec une image de la Gaspésienne no. 20.

Pour sa part, la « Gaspésienne no. 20 » continue de naviguer pendant plusieurs années, sous la gouverne de différents propriétaires : Camille Chapados de Gascons (1979-1984); Omer Ferlatte de New-Richmond (1984-1986); Antoine-Léo Bédard de Saint-Jules, Robert Lévesque de Maria (1986-1995); et, finalement, Michel Boissonneault de New-Richmond (1995-2002).

Ses pérégrinations sur les eaux gaspésiennes ont pris fin en 2002, lorsque son dernier propriétaire a choisi de l’offrir au Musée de la Gaspésie. Après plus de quarante ans, elle sort de l’eau au quai de Sandy Beach, pour rejoindre la terre ferme. Une nouvelle vie commence pour ce bateau, devenu entretemps un symbole des pêches gaspésiennes et, par la même occasion, de notre identité régionale.

La Gaspésienne no. 20, vers 1995.

 

Bienvenue au Musée de la Gaspésienne!

Cet été, la « Gaspésienne no.20 » sera définitivement transportée sur la pointe du Musée de la Gaspésie. Du haut de la falaise, elle reposera face à la mer, l’élément à la source de toutes ses aventures, de toutes ses histoires de pêche. L’année suivante sera consacrée à la rénovation du navire, afin de lui redonner l’allure de sa prime jeunesse, lorsque toute fraîche sortie du chantier de la Davie. Pour ce faire, nous sommes à la recherche de passionnés du patrimoine maritime, désireux de participer à sa restauration.

L’année 2017 sera finalement consacrée à la mise en place du concept d’interprétation. Le Musée de la Gaspésie souhaite offrir une expérience novatrice, intégrant les dernières technologies mobiles et multimédias, afin de faire revivre aux visiteurs ce qu’était une véritable sortie en mer à bord d’une Gaspésienne : l’intensité des longues journées de travail, l’inquiétude des familles durant les tempêtes, la belle parlure des pêcheurs. Bref, ce sera l’occasion de rencontrer les pêcheurs de morue gaspésiens, d’entrer dans leur univers et d’expérimenter la pêche telle que vécue au quotidien par les Gaspésiens au 20e siècle.

 

Notes

  1. Entrevues téléphoniques avec Jean-Thomas Boucher, fils de Thomas Boucher, 16 mars et 2 avril 2015.
  2. Paul Larocque, Pêche et coopération au Québec, Montréal, Les Éditions du Jour, 1978, p. 70.
  3. Musée de la Gaspésie. Fonds Pêcheurs-Unis de Québec. P52/1/13.
  4. Il faut également souligner l’apport exceptionnel du Dr. Arthur Labrie, sous-ministre des pêcheries de 1940 à 1967.
  5. Également appelée Pêcheurs-Unis du Québec.
  6. Lucien Poirier, Arthur Labrie, chimiste et bâtisseur de l’organisation gouvernementale des pêches au Québec (1905 – 2003), 4 pages.
  7. Jean-Pierre Charest, Ces cordiers qu’on appelait « Gaspésienne », 2010, p. 7.
  8. 47 ont été construites à Lévis et 3 au chantier maritime de Gaspé.
  9. Navire traînant un filet, appelé « chalut », et pouvant capturer une grande quantité de poisson.
  10. Newport 1855-2005, Mer, Monde, Histoire et Patrimoine, Newport, Ville de Chandler, 2005, p. 30.
  11. Structure de bois sur laquelle les hameçons sont rangés côtes à côtes, parfois appelé « piano ».
  12. Alexandre Marcotte, « Utilisation des lignes pour la pêche de la morue et du flétan » dans Cahier d’information no 35, Station de biologie marine, Grande-Rivière, janvier 1966.
  13. Appelé « winch ».

2 commentaires pour Histoire

  1. Micheline dit :

    Très intéressant Merci !!!

  2. Armand Labbé dit :

    Article des plus intéressants malgré les coquilles et les « erreurs » de vocabulaire.

    Quel beau projet !

    Je crois qu’il y a eu une Gaspésienne à Percé, où je suis né.

    Merci !

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